MÉCANISMES PSYCHOLOGIQUES :

LA PEUR A DE GRANDS YEUX /Christophe André

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« La peur a de grands yeux », dit un proverbe russe.

Ces grands yeux des phobiques leur servent à la fois de télescope : ils repèrent les dangers de très – trop - loin, et de loupe voire de microscope : ils détectent les moindres détails, quitte à perdre leurs capacités de recul. Ils sont aussi extralucides : ils vont largement au-delà de la situation, et n’hésitent pas à extrapoler et à anticiper les pires conséquences imaginables aux situations.

Ainsi, invité à une soirée, un phobique social va commencer à y penser plusieurs semaines à l’avance. Le jour venu, il va scruter les visages des personnes présentes pour y détecter le moindre signe de mépris ou d’agressivité. Et il va redouter de donner son avis, pensant que cela pourrait aussitôt le rendre totalement ridicule et pour toujours, s’il avait l’inconscience de s’y risquer.

 

Les travaux modernes sur la manière dont les phobiques perçoivent leur environnement ont montré :

Que leur attention était focalisée de manière pathologique sur leurs peurs : ils ne regardent pas leur environnement, ils le surveillent.

Qu’en cas de doute, ils préféraient lancer l’alarme : plutôt avoir peur à tort, que peur trop tard.

Qu’ils construisent en permanence des scénarios catastrophes : pour se protéger, mieux vaut anticiper le pire, et même l’amplifier.

Qu’ils se noient dans leurs sensations de peur.

 

 Ces phénomènes psychologiques se déroulent de manière automatique, échappant à la volonté de la personne, et parfois même à sa conscience. D’où la nécessité de les connaître pour ne pas en être totalement dupe, à défaut de pouvoir en empêcher l’apparition, ce qui prendra un peu plus de temps.

 

« Je ne regarde pas, je surveille »

 

Les personnes phobiques sont en général hyper-vigilantes envers tout ce qui peut évoquer un stimulus phobogène, et disposent d’une capacité accrue à extraire ces informations anxiogènes du contexte : dans une assistance, les phobiques sociaux vont tout de suite chercher quels visages sont sympathiques : il n’y aura pas à prévoir de danger venant d’eux a priori ; et lesquels témoignent d’une capacité à scruter, agresser, se moquer : il vaudra mieux s’en écarter et se tenir à distance, tout en les surveillant du coin de l’œil.

 

Les réactions de peur sont alimentées par des perceptions qui ne sont pas conscientes : c’est pourquoi les personnes phobiques peuvent parfois se sentir mal sans raison claire, avant de découvrir d’où venait le problème.

 

Récapitulons :

Le sujet phobique ne peut s’empêcher de « scanner » son environnement à la rechercher de ce qui lui fait peur, pour savoir s’il est en sécurité ou non (pour les phobiques, il y a deux zones : danger ou sécurité). Pour lui, il n’y a que deux questions d’importance. Présence d’un danger ? Le phobique des chats arrivant dans une maison voit tout de suite les traces de griffes sur les fauteuils du salon, ou l’écuelle par terre dans la cuisine. Présence de solutions ? Le claustrophobe repère très vite, dès qu’il entre dans une pièce, les issues de secours, les systèmes de fermeture des portes et des fenêtres…

En expert de sa peur, il détecte avant tout le monde la présence éventuelle d’un problème.

Dans ce cas, il est partagé entre le besoin de ne pas regarder (car pénible) et celui de regarder (dangereux de ne pas surveiller)

Bref, sa vie est très compliquée, et dans ce cas-là il préfère quitter les lieux.

  

« Je me fais des films épouvantables »

 

« J’ai une phobie du vide carabinée. Évidemment, il est hors de question de passer des vacances au ski ou à la montagne, ou de passer sur un viaduc, mais cela, on peut s’y faire. Le problème, c’est que même les balcons ou les fenêtres en étage me rendent complètement malade. Même en regardant les autres s’approcher, je ressens de la peur. Le pire du pire c’est lorsque ma fille s’approche d’un balcon : instantanément, je la vois basculer dans le vide, tomber et mourir. Ça va tellement vite que j’en suis presque à l’imaginer dans son cercueil… »

« J’anticipe, j’interprète et j’amplifie » est en quelque sorte la devise psychologique des personnes phobiques. Ces tendances font tellement partie de leur paysage mental qu’elles finissent par ne plus attirer leur attention. Pour autant, cette force extrême de leur imagination doit être pour eux un objet de vigilance. Car ils peuvent ne même pas avoir besoin de « voir » l’objet de leur peur pour se sentir mal. En effet, la plupart des études sur les perceptions phobiques sont conduites sur des stimulations visuelles, car on tend à penser que l’image est le plus fort déclencheur d’angoisse. Mais ce n’est peut-être pas si évident. Une étude sur les arachnophobes a voulu étudier si un stimulus visuel (une image d'araignée) pouvait représenter un meilleur aiguillon pour les sujets phobiques qu'un stimulus linguistique (le mot « araignée »). En fait, contre les attentes des chercheurs, c'est le mot plus que l'image qui engendrait la perturbation la plus importante. Ce qui confirme le rôle majeur des représentations mentales, c’est-à-dire de l’imagination, dans les phobies : il est probable que le mot araignée, en l'absence d'autres informations, évoque immédiatement chez un phobique une araignée énorme, noire, velue, dotée de pattes musclées et griffues, vibrante et prête à sauter sur tout ce qui bouge… Bien plus terrifiant que n'importe quelle image d'arachnide sur un écran !

  

« Je me noie en moi-même »

 

Les personnes phobiques ont tendance à focaliser leur attention sur elles-mêmes, en raison notamment de l’intensité de leurs émotions pénibles. À leur corps défendant, elles sont plus attentives à leur malaise intérieur qu’à la situation extérieure. À la suite d’un échange avec autrui, les personnes souffrant de fortes peurs sociales se souviennent de beaucoup moins de détails de cet échange que les personnes à faibles peurs sociales : durant la discussion, l’essentiel de leur énergie mentale était orientée vers l’auto-surveillance, et consacrée à la dissimulation de leur malaise .

Elles sont également victimes de ce que l’on appelle le raisonnement émotionnel, qui revient à juger de la dangerosité de la situation d’après ses réponses émotionnelles. Si mon cœur bat fort, c’est qu’il y a un danger ; si je me sens mal à l’aise, c’est que je suis mal à l’aise. Etc.

Cette tendance au raisonnement émotionnel est présente chez l’enfant mais aussi chez l’adulte . Elle aboutit à une interprétation non critique de ses propres sensations physiques comme des signaux valides de danger : en quelque sorte, on fait aveuglément confiance à sa peur. Parce que l’alarme s’est déclenchée, on pense que le danger existe vraiment. Or, dans les phobies, cette alarme est sévèrement déréglée…

 

Ce qui explique que les pensées liées à la peur, automatiques et très rapides, puissent conduire, dans certains cas, à une véritable spirale de panique : le phobique commence à se sentir mal physiquement (palpitations cardiaques, sensations vertigineuses, petite oppression respiratoire et besoin de soupirer, ou tout autre signe physique). À ce moment, il interprète ces signes comme une menace (« il va m’arriver quelque chose »), ce qui augmente encore son anxiété de base, et aggrave les manifestations, qu’il se met alors à surveiller attentivement : en se focalisant ainsi sur elles, il les perçoit encore plus clairement ce qu’il interprète comme leur aggravation (« depuis tout à l’heure, je les ressens de plus en plus, pas de doute, ça s’est aggravé, c’est mauvais signe »), d’où augmentation de l’angoisse, jusqu’à la panique.