Les peurs (Christophe André)

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Il peut aussi arriver à tout le monde d’avoir tout à coup une idée bizarre, une image désagréable qui nous vient à l’esprit. Se dire alors que l’on conduit sur l’autoroute : « et si je donnais un grand coup de volant, là, de façon absurde ? ».

Le plus souvent, ces malaises ne durent pas. On respire un bon coup, on essaie de se convaincre que cela va passer. On pense à autre chose. Et ça marche. C’était juste une fausse alerte.

De temps en temps, tout de même, ces malaises vont un peu plus loin. Avec un mélange inextricable de sensations physiques désagréables : gêne à respirer, battements cardiaques trop rapides ou trop irréguliers, picotements dans les mains ou sur les lèvres, petits troubles de la vision… Et de pensées à la fois inquiètes et inquiétantes : « Je suis en train de perdre le contrôle, là, ça va s’arrêter où, cette histoire ? Et si ça ne s’arrêtait pas ? Et si c’était un truc grave ? Depuis le temps que j’ai des petits machins comme ça… » Dans notre pays, les médecins vous parleront souvent de « spasmophilie ». Et évoqueront un terrain fragile, le stress, l’anxiété. Mais vous, vous voyez bien, ou plutôt vous sentez bien que ce n’est pas que dans la tête. Vous percevez bien que votre corps est de la partie, qu’il vous adresse des signaux préoccupants. Mais tout peut en rester là et ne pas aller plus loin. Vous aurez de temps en temps de « petites » crises semblables, mais rien de plus.

 

Paradoxalement, il peut aussi exister des attaques de panique induites par le calme, le silence, la méditation, la relaxation, ou du moins des tentatives de relaxation, vite écourtées. Nous verrons que cela est assez logique, car en fait, les patients paniqueurs, s’ils se concentrent trop sur leurs sensations corporelles, vont commencer à s’en inquiéter : « Est-ce que ce battement de cœur n’était pas anormal ? Est-ce que ma respiration n’est pas en train de se faire plus difficilement ? ».

On considère aujourd’hui que le mécanisme central du trouble panique est représenté par la lecture catastrophisante des sensations corporelles : la personne perçoit certaines sensations physiologiques qui apparaîtraient banales à d’autres (une palpitation cardiaque isolée, un léger vertige, une gêne respiratoire ou un besoin de soupirer…), comme les prémisses incontrôlables d’une attaque de panique, et donc l’annonce d’une catastrophe à venir. Cette interprétation de sensations corporelles fugaces et bénignes angoisse le sujet, et cette angoisse maintient et aggrave elle-même les premières sensations (qui auraient sinon spontanément disparu), ce qui augmente l’angoisse, etc. C’est ce que l’on appelle la « spirale panique ». En ce sens, le trouble panique représente une forme de phobie très intéressante, aussi appelée « intéroceptive », c’est-à-dire centrée sur les manifestations corporelles : il s’agit d’une véritable phobie de ses propres sensations physiques. La fréquence de trouble serait de 1 à 2 % dans la population générale.

  

De nombreuses personnes, nous l’avons dit, ressentiront un jour une attaque de panique. Et la plupart d’entre elles ne viendront pas nous consulter. Elles auront d’elles-mêmes appliqué les conseils ci-dessous…

Dans tous les cas, face à l’apparition des premiers signes de peur, il est important de se rappeler que ce n’est « que de l’angoisse » afin d’empêcher dès le début la spirale panique de prendre son essor. Pour cela, il faut avoir lu et intégré les informations scientifiques sur la naissance, la croissance et la diminution d’un cycle de peur,

Respirer calmement

Rester dans la situation

Repenser ensuite à ce qui s’est passé, calmement et dans le détail, pour attribuer à l’angoisse ce qui lui revient, c’est-à-dire l’essentiel du malaise. Si l’on ne fait pas ce travail, la fausse alerte sera inconsciemment considérée comme une vraie. Et la peur redémarrera de plus belle la fois suivante.

 

Accepter la dimension psychologique du trouble panique

Cette étape préalable est importante. Mieux la personne aura compris les mécanismes de son trouble, plus elle s’engagera facilement dans des techniques d’exposition qui vont être sacrément angoissantes pour elle : les peurs alors ressenties sont de vraies peurs, physiquement comparables à ce que pourrait ressentir un non-paniqueur que l’on introduirait dans la cage de trois tigres, en lui assurant qu’il ne risque absolument rien, car les tigres viennent de prendre leur petit déjeuner…

Se débarrasser du traumatisme : l’exposition en imagination au souvenir des pires crises

Chez beaucoup de patients, les souvenirs des crises de panique sont soigneusement évités. Mais cet évitement, comme toujours, maintient intacte leur puissance « apeurante ». Or, comme ces souvenirs vont automatiquement se réveiller à chaque nouvelle vague de peur, il est capital qu’ils aient été « nettoyés », afin qu’ils ne soient clairement que des souvenirs pour notre cerveau émotionnel, et non pas une actualité. Ce qui est, sinon, le cas des souvenirs traumatiques, quelle qu’en soit l’origine : l’émotion de peur a alors été incarcérée encore vivante, avec le souvenir, et se réveillera à chaque évocation du dit souvenir…

Pour faire se confronter les patients, on leur demande de raconter précisément, avec beaucoup de détails sensoriels, ces crises initiales, qui ont été en général les plus intenses et les plus traumatisantes. On les invite ensuite à les écrire et à les relire régulièrement, jusqu’à ce qu’ils sentent que ce ne sont plus que des mauvais souvenirs, et non pas de l’actualité émotionnelle. C’est ce que j’avais fait avec Sophie, dont je vous ai livré le récit en début de chapitre. Il arrive même qu’on fasse enregistrer le récit sur un support audio, afin que la personne puisse l’écouter en boucle chaque jour, pour user régulièrement la réaction de peur.

 

Mais une autre raison qui pousse les soignants à se passionner pour ce trouble, c’est sa dimension métaphysique : les paniqueurs sont des patients avec qui on est souvent amené à « discuter philosophie ». Leurs angoisses sur la vie et la mort, la santé et la maladie, l’autonomie et l’indépendance, les conduisent – un peu contraints, il est vrai - à réfléchir à tout ce qui est essentiel à l’être humain : le sentiment de perte de contrôle sur son existence, toutes les formes de vertige existentiel, les déchirures dans l’ordre apparent des choses, les prises de conscience brutales de notre fragilité, physique, mentale… D’où leur obsédante conscience du caractère éphémère de la vie, leur peur de la mort et de la folie. Tous les humains portent ces peurs en eux, mais la plupart arrivent à ne pas y penser, ou à ne pas s’affoler en y pensant. Les paniqueurs, eux, ne peuvent l’oublier. D’où, comme toujours, leur force et leur richesse lorsqu’ils sont arrivés à dépasser leurs peurs : leur vie peut alors devenir plus pleine que celle de beaucoup de non phobiques…

 

Lorsqu’on parle de peur, on sait qu’on va parler de courage, l’une des vertus les plus universellement admirées, en tous lieux et en tous temps.

Est-ce qu’avoir peur, c’est manquer de courage ?

Je pense exactement l’inverse. En tout cas, je suis persuadé que c’est seulement face à la morsure de la peur que l’on peut faire preuve de courage. C’est pourquoi j’ai de l’estime pour mes patients, toutes ces personnes qui avaient très peur, et dont je vous ai raconté les histoires dans ce livre. Ils se battent contre un ennemi intérieur, invisible, tapi en eux-mêmes, et donc capable plus que tout autre de les affoler, de faire passer pour raison ce qui n’est qu’illusion. De plus, ils mènent leur combat dans l’ombre : cet ennemi, en dehors d’eux, qui le voit ? Cette peur, qui la ressent ? Alors si, comme le disent les philosophes, faire preuve de courage, c’est agir malgré la peur : oui, ils sont courageux .

Ce courage leur permet de vivre cet instant, qui est véritablement un des instants de grâce de la psychothérapie : celui où ils sentent qu’ils se remettent en marche avant. Où ils cessent de reculer ou de stagner face à la peur. L’instant où ils remportent leur première victoire : cette fois, enfin, ce n’est pas eux qui ont reculé, mais c’est la peur qui s’est affaissée, usée par leur résistance. Elle reviendra, mais ils résisteront à nouveau. À partir de ce moment, ils deviennent des «progredientes », comme se faisaient appeler les philosophes de l’Antiquité  : des humains qui progressent, pour qui le quotidien devient terrain d’exercices, pour qui la vie redevient ce lieu où l’on apprend et où l’on s’enrichit. Et cesse d’être cette succession triste de précautions, de renoncements, de dérobades. À partir de ce moment, tout change : il est maintenant possible de signer la paix avec ses peurs. Il est possible de vivre en bonne intelligence avec elles, de les écouter, même, pourquoi pas. Puisqu’on n’a plus à leur obéir…

 

Et après ?

Montesquieu : « La liberté, c’est ce bien qui fait jouir des autres biens… »